François Dubuisson (*)
Professeur, Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles
Dans trois avis publiés conjointement le 21 mars 2024, l’avocate générale devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) exprime sa position concernant la manière dont la Cour devrait trancher les trois instances qui lui sont soumises et qui concernent le statut du Sahara occidental et les relations économiques entretenues à l’égard de ce territoire entre l’UE et le Maroc1. Deux des affaires consistent en des appels visant deux jugements d’annulation rendus par le Tribunal de l’UE2, la troisième étant issue d’une question préjudicielle posée par le Conseil d’État français, relative à l’étiquetage des produits originaires du Sahara occidental.
Dans les affaires concernant la conclusion d’accords économiques entre l’UE et le Maroc, qui retiendront plus spécialement notre attention, la question était de savoir à quelles conditions et selon quelles modalités il était possible d’en étendre les effets au Sahara occidental, compte tenu de son statut de territoire non autonome, du droit à l’autodétermination dont jouit le peuple sahraoui et des arrêts rendu en la matière par la Cour de Justice de l’UE, dans de précédentes instances3. La Cour avait établi que toute application d’accords au Sahara occidental devrait, reconnaître un statut distinct à ce territoire et recevoir l’expression du « consentement du peuple du Sahara occidental »4.
Au cours du processus de conclusion des derniers accords, le Conseil et la Commission ont considéré qu’il était possible de rencontrer les exigences formulées par la Cour en procédant à certaines consultations d’acteurs du Sahara occidental, en dépit de l’opposition du Front Polisario, et en se fondant sur le consentement du Maroc, assimilé à une « puissance administrante de facto » du territoire, moyennant la précision que les accords sont « sans préjudice des positions respectives de l'Union européenne sur le statut du Sahara occidental et du Royaume du Maroc sur ladite région »5.
A quelques nuances près, l’avis de l’avocate générale valide cette conception des choses, dont nous avons déjà eu l’occasion de montrer qu’elle consiste à largement vider de sa substance le droit à l’autodétermination dont bénéficie le peuple sahraoui6. La thèse défendue par l’avocate générale tient en trois points : 1. Le Front Polisario n’est pas habilité à exprimer le consentement du peuple sahraoui ; 2. Le Maroc peut être considérée comme la « puissance administrante » du Sahara occidental et conclure des accords « au nom du peuple sahraoui » ; 3. Un traitement séparé du Sahara occidental doit cependant être établi dans les accords.
Nous allons examiner chacun de ces trois points, en montrant en quoi l’analyse de l’avocate générale s’écarte substantiellement des contours donnés en droit international au droit à l’autodétermination, en particulier dans le contexte de la question du Sahara occidental.
1. Le Front Polisario n’est pas habilité à manifester le consentement du peuple sahraoui
L’avocate générale estime que le peuple sahraoui est dans l’incapacité d’exprimer un consentement à un accord international, tant qu’il n’a pas exercé son droit à l’autodétermination :
« Dès que le peuple sahraoui aura exercé son droit à l’autodétermination, il acquerra la capacité à exprimer son consentement à un accord international contraignant sur son territoire, voire à conclure un tel accord lui-même. Avant cela, le peuple sahraoui ne pourra pas exprimer son consentement à être lié par un accord international » 7.
Et le Front Polisario ne peut être considéré comme un représentant légitime qui serait habilité à consentir en son nom :
« Dans le cas particulier du peuple du Sahara occidental, il n’existe pas de représentant choisi ou accepté qui pourrait exprimer un consentement au nom de ce peuple. Même si le Front Polisario participe aux négociations politiques sur la résolution de la question du Sahara occidental, ce rôle n’est pas le même que celui d’un représentant élu ou reconnu du peuple sahraoui exprimant les aspirations collectives de celui-ci. Ce dernier rôle ne peut être attribué qu’au moyen de l’exercice du droit à l’autodétermination par le peuple sahraoui, que la communauté internationale reste incapable d’organiser. Le peuple sahraoui ne peut exprimer sa position sans un représentant élu ou collectivement reconnu »8.
Ce point de vue est pour le moins surprenant. En effet, on conçoit mal comment le peuple d’un territoire non autonome ne pourrait exprimer un consentement propre avant le plein exercice de son droit à l’autodétermination. L’essence même de ce droit est, comme l’a indiqué à plusieurs reprises la Cour internationale de Justice, de permettre l’expression du « consentement libre et authentique » du peuple concerné9, consentement qui peut s’exprimer de différentes manières, sans que le référendum ou les élections en soient la forme exclusive, l’Assemblée générale des Nations Unies disposant d’une « certaine latitude quant aux formes et aux procédés selon lesquels ce droit doit être mis en œuvre »10. Dans le processus d’autodétermination, le peuple est bien évidemment amené à conclure une série d’accords, ce qui suppose qu’il exprime son consentement propre par l’entremise d’un (ou plusieurs) représentant(s).
De ce point de vue, l’Assemblée générale des Nations Unies a développé une pratique reconnaissant certaines organisations comme « représentant » les peuples bénéficiant du droit à l’autodétermination. A cet égard, l’Assemblée a qualifié le Front Polisario de « « représentant du peuple du Sahara occidental »11. Dans le processus de négociation mené par les Nations Unies pour « parvenir à une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable qui permette l’autodétermination du peuple du Sahara occidental », le Front Polisario est systématiquement mentionné comme (seule) partie menant les pourparlers au nom du peuple sahraoui12, ce qui l’a amené à consentir à plusieurs plans et accords13. On voit mal dès lors quelles raisons devraient exclure le Polisario du droit de manifester le consentement à un accord économique, d’autant que la souveraineté permanente sur les ressources naturelles est une partie intégrante du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes14. L’avocate générale prétend de manière circulaire que reconnaître au Front Polisario le statut de seul représentant du peuple sahraoui ne serait « pas conforme à la position neutre de l’Union européenne quant au résultat du processus d’autodétermination », et relèverait « de la décision de politique étrangère de l’Union européenne et des États membres de ne pas reconnaître de statut particulier au Front Polisario »15. Une telle position fait fi du rôle primordial joué par les Nations Unies dans le dossier du Sahara occidental, en tant que processus de décolonisation, et du fait que le Polisario est bien la seule organisation à s’être vue reconnaître un statut de représentant du peuple sahraoui. Il ne revient donc certainement pas aux autorités de l’UE à, « discrétionnairement » et sous prétexte de « neutralité », remettre en cause une telle reconnaissance.
2. Le Maroc est la « puissance administrante » habilité à manifester un consentement «au nom du peuple sahraoui»
Le Polisario étant écarté de la capacité de consentir, l’avocate générale se tourne vers la question du statut à attribuer au Maroc, concernant le territoire du Sahara occidental. De manière lapidaire, elle écarte la qualification d’occupation, en se fondant uniquement sur la position adoptée par les autorités de l’UE :
« En ce qui concerne le Sahara occidental, les institutions politiques de l’Union ne considèrent pas le Royaume du Maroc comme une puissance occupante ou souveraine, mais plutôt comme la puissance administrante »16.
L’explication fournie en note de bas de page indique simplement que ni l’UE ni le Conseil de sécurité n’ont qualifié le Maroc de « puissance occupante », quand bien même l’Assemblée générale l’a fait à la fin des années 197017. La qualification est donc opérée principalement par renvoi à la position prise par l’UE, en écartant celle adoptée par l’Assemblée générale dans deux résolutions. Pour rappel, l’Assemblée générale joue un rôle central dans le processus de décolonisation au sein des Nations Unies, ce qui rend ses qualifications concernant les territoires non autonomes difficiles à ignorer. Dans sa résolution 34/37, adoptée le 21 novembre 1979, elle « déplore vivement l’aggravation de la situation découlant de la persistance de l’occupation du Sahara occidental par le Maroc et de l’extension de cette occupation au territoire récemment évacué par la Mauritanie » et « demande instamment au Maroc […] de mettre fin à l’occupation du territoire du Sahara occidental ». Cette position a été réitérée en 1980, dans la résolution 35/1918. Une telle qualification a été récemment confirmée par la Cour africaine des droits de l’homme, juridiction attachée à l’Union africaine, autre organisation à tenir une place centrale dans la gestion du conflit du Sahara occidental19. Dans un arrêt du 22 septembre 2022, non mentionné sur ce point par l’avocate générale, la Cour a observé que «l’ONU et l’UA reconnaissent la situation de la RASD [République arabe sahraouie démocratique/Sahara occidental] comme une situation d’occupation et considèrent le territoire de celle-ci comme l’un des territoires dont le processus de décolonisation n’est pas encore totalement achevé »20. La Cour en conclut que « l’occupation continue de la RASD par le Maroc incompatible avec le droit à l’autodétermination du peuple de la RASD, tel que consacré par l’article 20 de la Charte, et constitue une violation de ce droit »21. Effectivement, l’application des principes pertinents applicables conduisent à considérer que le contrôle opéré par le Maroc sur le territoire du Sahara occidental constitue une « occupation étrangère » : le peuple sahraoui jouit du droit à l’autodétermination, le Maroc est entré en possession de ce territoire par la force22 et l’a annexé en prétendant y exercer sa souveraineté. Une telle situation ne peut être que considérée comme une occupation illégale, comme l’a établi la Cour africaine.
On comprend dès lors très difficilement que l’avocate générale préconise que l’on qualifie le Maroc de « puissance administrante » au sens de l’article 73 de la Charte de l’ONU. La justification de cette qualification est assez lacunaire : la qualité d’administrateur d’un territoire non autonome serait strictement factuelle et indépendante de toute formalisation procédurale. L’UE aurait dès lors en la matière un large pouvoir d’appréciation, non susceptible de contrôle :
« En l’absence de règles claires en droit de l’Union ou en droit international susceptibles de faire obstacle à une telle position, la décision des institutions politiques de l’Union de considérer le Royaume du Maroc comme étant la puissance administrante (« de facto »), au sens de l’article 73 de la charte des Nations Unies, ne peut être contestée devant la Cour »23.
Il n’est en réalité pas exact de considérer que les règles en matière d’autodétermination sont floues et qu’il s’ensuit que les États possèdent une large marge de manœuvre dans leur positionnement. Contrairement à ce qu’avance l’avocate générale, le texte de l’article 73, lu en tenant compte de la pratique suivie au sein de l’ONU, ne laisse pas de place à une désignation par une organisation régionale tierce du Maroc comme administrateur, sur la base du constat d’un contrôle factuel. Ce n’est qu’à l’Assemblée générale des Nations Unies qu’il revient d’inscrire un territoire sur la liste et d’en désigner quel État doit être considéré comme la puissance administrante. En l’occurrence, l’Assemblée n’a jamais reconnu au Maroc une telle qualité. Actuellement, la liste officielle des territoires autonomes reprend le Sahara occidental en ne mentionnant plus aucune puissance administrante24, précision étant faite que l’Espagne a de toute responsabilité de caractère international relative à son administration », suite à la fin de sa présence sur le territoire.
L’interprétation et la mise en œuvre de l’article 73 ne saurait aujourd’hui se concevoir sans prise en considération du droit à l’autodétermination tel qu’il s’est développé au sein des Nations Unies25, droit qui s’est affirmé comme une règle erga omnes et un principe essentiel du droit international. Ce droit entraîne notamment des obligations pour les États et organisations tierces. Dans l’affaire du Mur, la Cour a explicité les conséquences du droit à l’autodétermination, qui se traduisent par l’obligation faite « à tous les États de veiller, dans le respect de la Charte des Nations Unies et du droit international, à ce qu'il soit mis fin aux entraves […] à l'exercice par le peuple […] de son droit à l'autodétermination » et l’obligation de ne pas reconnaître la situation illicite découlant [de la violation de ce droit] » et de « ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par cette [violation] »26. Dans son arrêt, la Cour africaine des droits de l’homme a établi l’existence d’une obligation de non- reconnaissance à charge des États tiers :
« La Cour relève que, compte tenu du fait qu’une partie du territoire de la RASD est toujours occupée par le Maroc, il est incontestable que les États parties à la Charte ont individuellement et collectivement une obligation envers le peuple de la RASD, celle de protéger leurs droits à l’autodétermination, en particulier en leur prêtant assistance dans sa lutte pour la liberté et de s’abstenir de toute reconnaissance de l’occupation marocaine et de dénoncer la violation des droits de l’homme qui résulterait de cette occupation »27.
L’annexion par le Maroc du territoire du Sahara occidental doit être vu comme une atteinte à l’intégrité territoriale de ce territoire et donc comme une violation du droit à l’autodétermination, conformément à l’avis rendu par la Cour internationale de Justice dans l’affaire des Chagos, qui a jugé illicite le détachement par la contrainte d’une partie d’un territoire colonial28. Dans ces conditions, le fait pour l’avocate générale de considérer le Maroc « comme étant habilité à “consentir”, au nom du peuple du Sahara occidental, en tant que “tiers” au sens de l’interprétation retenue par la Cour de l’effet relatif des traités, à un accord affectant le territoire du Sahara occidental »29 apparaît en flagrante contradiction avec le respect du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination, et non une « une interprétation possible du droit international »30 qui devrait être acceptée par la Cour. L’avocate générale relève bien que le Maroc n’a pas accepté ce statut d’administrateur du Sahara occidental, mais estime que cela n’empêche pas l’UE de le traiter unilatéralement comme tel et de se prémunir notamment par une clause « sans préjudice ». Or, dans une relation conventionnelle où le Maroc se prévaut d’une qualité de souverain, il n’est tout simplement pas possible de l’empêcher de mettre en œuvre l’accord en cette qualité, par quelque clause ou détermination unilatérale que ce soit. Preuve en est, les échanges de lettres relatifs aux deux accords se limitent à préserver les « positions respectives » des parties31, celle du Maroc étant indiquée comme affirmant que « la région du Sahara est une partie intégrante du territoire national sur laquelle il exerce la plénitude de ses attributs de souveraineté comme sur le reste du territoire national »32. Il est donc acté par l’UE que le Maroc estime conclure l’accord non pas « au nom du peuple du Sahara occidental » mais pour son propre compte, et qu’il le mettra en œuvre au titre de sa souveraineté. Ce point avait bien été analysé par le Tribunal dans son jugement du 29 septembre 2021, à propos de l’accord de pêche :
« Ainsi, le Royaume du Maroc n’assume pas les responsabilités et les compétences qui lui incombent en vertu de l’accord litigieux, en tant que le territoire du Sahara occidental et les eaux adjacentes sont concernés, en vue d’exercer les droits du peuple de ce territoire au profit de celui-ci. En effet, […] il n’entend pas lui reconnaître des droits en ce qui concerne l’exploitation des ressources halieutiques dans ces eaux et la répartition des avantages en découlant »33.
On se trouve ainsi dans une situation assez similaire à celle de l’Afrique du Sud concernant le territoire de la Namibie, occupé sans titre après la fin du mandat prononcé par l’Assemblée générale de l’ONU, situation impliquant des obligations de non-reconnaissance et de non- assistance dans le chef des États tiers, en particulier dans le domaine économique :
« Les restrictions qu'implique la non-reconnaissance de la présence de l'Afrique du Sud en Namibie [...] imposent aux États Membres l'obligation de ne pas entretenir avec l'Afrique du Sud agissant au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne des rapports ou des relations de caractère économique ou autre qui seraient de nature à affermir l'autorité de 1'Afrique du Sud dans le territoire »34.
De ce point de vue, conclure des accords économiques avec le Maroc en jouant sur une ambivalence irréconciliable administrateur/souverain ne peut que contribuer à « affermir l’autorité du Maroc dans le territoire du Sahara occidental » et pose de ce fait un problème fondamental au regard du principe d’autodétermination.
Il faut encore observer que la construction juridique échafaudée par l’avocate générale ne paraît pas concorder avec le prescrit des jugements de la Cour de Justice de l’UE. D’une part, la Cour identifie le peuple sahraoui comme une partie tierce à l’accord conclu entre l’UE et le Maroc et juge que cette partie devrait donner son consentement en cas d’inclusion du Sahara occidental dans le champ de l’accord35. On perçoit mal le sens de cette exigence si ce consentement devait découler ipso facto de celui déjà donné par le Maroc. D’autre part, la Cour mentionne que la CIJ a consacré le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui, en indiquant dans la foulée que, « pour sa part, l’Assemblée générale de l’ONU a, au point 7 de sa résolution 34/37 sur la question du Sahara occidental, recommandé que le Front Polisario, “représentant du peuple du Sahara occidental, participe pleinement à toute recherche d’une solution politique juste, durable et définitive de la question du Sahara occidental” »36. Ce rappel, en amorce de l’affirmation du principe du consentement du peuple sahraoui, laisse logiquement entendre qu’un tel consentement doit émaner d’un « représentant » reconnu plutôt que du Maroc…
3. Le principe d’autodétermination implique que les accords reconnaissent un traitement séparé du Sahara occidental
La principale conséquence que l’avocate générale dégage du droit à l’autodétermination consiste en ce que les accords conclus avec le Maroc doivent prévoir un traitement séparé pour le territoire du Sahara occidental, distinct du territoire du Maroc :
«La seule obligation que la Cour a considérée comme contraignante à l’égard de l’Union européenne sur le fondement du droit à l’autodétermination dans l’arrêt Conseil/Front Polisario était de traiter le territoire du Sahara occidental comme étant séparé du territoire du Royaume du Maroc. Le fait de considérer le Royaume du Maroc comme une puissance administrante au sens de l’article 73 de la Charte des Nations Unies ne méconnaît pas cette obligation. Bien au contraire, l’attribution unilatérale au Royaume du Maroc du statut de puissance administrante, assorti de toutes les obligations connexes découlant de ce statut, prive cet État de toute souveraineté sur le territoire du Sahara occidental »37.
En l’espèce, l’avocate générale considère dès lors que cette exigence est remplie pour l’accord de libéralisation, l’extension territoriale au Sahara occidental s’étant réalisé par un acte distinct38, mais pas pour l’accord de pêche, car la zone maritime concernée a été définie de manière indifférenciée, incluant tant les eaux adjacentes marocaines que sahraouies39. Elle conclut dès lors à la confirmation de la nullité de la décision approuvant ce dernier accord, mais préconise la réforme du jugement du Tribunal qui avait annulé la décision de conclusion de l’accord de pêche. Elle recommande cependant que l’affaire soit renvoyée au Tribunal, pour qu’il examine l’impact de l’accord sur l’exploitation des ressources naturelles et la prise en considération des intérêts des habitants.
En définitive, la prise en compte du droit à l’autodétermination n’a aux yeux de l’avocate générale qu’une conséquence limitée : le fait que le territoire du Sahara occidental soit formellement visé de manière distincte dans l’accord, sans que cela n’implique la définition d’un régime juridique propre. Cette exigence se révèle insuffisante en pratique, compte tenu de la position officielle marocaine, qui affirme exercer « la plénitude de ses attributs de souverainetés sur le « la Région du Sahara»40. Quoi qu’en dise l’avocate générale, l’affirmation de l’UE selon laquelle le Maroc n’est qu’administrateur du Sahara occidental se heurte à la prétention marocaine d’agir sur ce territoire souverainement, sans se sentir lié par de quelconques restrictions tirées du droit à l’autodétermination ou du statut de territoire non autonome. Dans l’accord de libéralisation, la seule précaution énoncée consiste en la clause suivante : « Le présent accord est conclu sans préjudice des positions respectives de l'Union européenne sur le statut du Sahara occidental et du Royaume du Maroc sur ladite région»41. Aucune conséquence juridique concernant le comportement du Maroc n’en découle. A cet égard, il n’est pas possible de concevoir un régime disjoint du territoire : pouvoirs « d’administration » pour l’UE, pouvoirs « souverains » pour le Maroc. Permettre une telle construction artificielle revient à évider le droit à l’autodétermination et les devoirs de non- reconnaissance et de non-assistance.
* * *
Les trois avis rendus par l’avocate générale ne constituent qu’un épisode supplémentaire dans la véritable saga relative à la conclusion d’accords économiques entre l’UE et le Maroc, en lien avec le Sahara occidental. Cette problématique a connu beaucoup d’errements avec régulièrement des applications du droit international s’écartant très largement des principes et interprétations généralement admis. La ligne d’argumentation défendue par Mme ne déroge pas à la règle, puisque, comme nous l’avons montré, elle consiste à très largement vider de sa substance et sa normativité le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. Confier en définitive le pouvoir de consentement concernant l’exploitation économique du Sahara occidental à l’État qui en est l’occupant, au terme d’un choix « discrétionnaire » et « unilatéral » des autorités de l’UE, est faire bien peu de cas du droit international en général et du droit à l’autodétermination, en particulier. Il revient désormais à la Cour de Justice de s’appuyer sur une conception plus respectueuse du droit à l’autodétermination pour statuer sur les affaires liées au Sahara occidental et clore, peut-être, cette saga.
1 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P, Commission européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), Conseil de l’Union européenne (C‑779/21 P) et Conseil de l’Union européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario) (C‑799/21 P) ; Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C-778/21 P et C-798/21 P, Commission européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), Conseil de l’Union européenne (C‑778/21 P) et Conseil de l’Union européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario) (C-798/21 P) ; Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaire C-399/22, Confédération paysanne v Ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.
2 Tribunal UE, Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario) contre Conseil de l’Union européenne, affaire T-279/19, arrêt du 29 septembre 2019 (accord de libéralisation) ; Tribunal UE, Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario) contre Conseil de l’Union européenne, affaires T-344/19 et T-356-19, arrêt du 29 septembre 2019 (accord de pêche).
3 C.J.U.E., The Queen, à la demande de Western Sahara Campaign UK c/ Commissioners for Her Majesty’s Revenues and Customs, Secretary of State for Environment, Food and Rural Affaires, affaire C-266/16, arrêt du 27 février 2018 ; C.J.U.E., Conseil de l’Union européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), affaire C‑104/16 P, arrêt du 21 décembre 2016 ; Tribunal UE, Front Polisario / Conseil, affaire T-180/14, arrêt du 19 juillet 2018.
4 C.J.U.E., Conseil de l’Union européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), affaire C‑104/16 P, arrêt du 21 décembre 2016, § 106.
5 Accord sous forme d'échange de lettres entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc sur la modification des protocoles no 1 et no 4 de l'accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et le Royaume du Maroc, d'autre part, 25 octobre 2018, JO, 6 février 2019, L34/4.
6 « Libre propos sur les positions juridiques des autorités de l’Union européenne justifiant l’application au Sahara occidental des accords économiques conclus avec le Maroc : la remise en cause des acquis du droit de la décolonisation ? », Revue belge de droit international 2020/2, 2022, pp. 458-473.
7 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P, §§ 133-134.
8 Ibidem, §§ 131-132.
9 C.I.J., Sahara occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975, §§ 55 et 59 ; C.I.J., Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif du 25 février 2019, § 157.
10 C.I.J., Sahara occidental, précité, § 71 ; C.I.J., Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, précité, § 157.
11 Voy. les résolutions 34/37 de l’Assemblée générale des Nations Unies, adoptée le 21 novembre 1979 et 35/19, adoptée le 11 novembre 1980.
12 Voy. par exemple, les résolutions suivantes adoptées par le Conseil de sécurité : 621 (1988) du 20 septembre 1988 ; 658 (1990) du 27 juin 1990.
13 Voy. notamment la résolution 658 (1990) : « Rappelant également que, le 30 août 1988, le Royaume du Maroc et le Frente Popular para la Liberacion de Saguia el-Hamra y de Rio de Oro ont donné leur accord de principe aux propositions du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies et du Président en exercice de la Conférence des chefs d'État et de gouvernement de l'Organisation de l'unité africaine dans le cadre de leur mission conjointe de bons offices ».
14 Voy. Article 1er commun du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; Observation Générale 12, Article premier (vingt et unième session, 1984), Compilation des commentaires généraux et Recommandations générales adoptées par les organes des traités, U.N. Doc. HRI\GEN\1\Rev.1, 1994, § 5 ; Résolution 1803 (XVII), adoptée par l'Assemblée générale le 14 décembre 1962, « Souveraineté permanente sur les ressources naturelles ».
15 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P, §§ 84-85.
16 Ibidem, § 156.
17 Note de bas de page 123.
18 Résolutions 35/19, adoptée le 11 novembre 1980.
19 Bureau du Conseiller juridique de l’Union africaine, « Légalité́ au regard du droit international, notamment des résolutions de l’Organisation des Nations Unies et des décisions de l’Organisation de l’unité́ africaine et de l’Union africaine, des décisions qu’auraient prises les autorités marocaines ou tout autre État, groupe d’États, entreprise étrangère ou autre entité concernant l’exploration ou l’exploitation de ressources naturelles renouvelables ou non ou toute autre activité économique au Sahara occidental », S/2015/786, 9 octobre 2015.
20 Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, arrêt du 22 septembre 2022, Bernard Anbataayela Mornah
c. République du Bénin e.a. (requête nº 028/2018), § 301.
21 Ibidem, § 303.
22 Résolutions 34/37 et 35/19 de l’AG ONU, précitées. De son côté, le Conseil de sécurité a « déploré » l’exécution de la « marche verte », à l’issue de laquelle le Maroc a pris possession d’une partie du Sahara occidental, et demandé au Maroc « de retirer immédiatement du territoire du Sahara occidental tous les participants à la marche » (Résolution 380, 6 novembre 1975).
23 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P, § 163.
24 Nations Unies, « Territoires non autonomes », https://www.un.org/dppa/decolonization/fr/nsgt.
25 Voy. U. FASTENRATH, « Article 73 », in B. SIMMA (ed.), The Charter of the United Nations : A Commentary, 3rd ed., OUP, 2002, pp. 1091-1094 ; M. BEDJAOUI, « Article 73 », in J.-P. COT, M. FORTEAU,
A. PELLET, La Charte des Nations Unies, Commentaire article par article, 3e éd., Paris, Economica, pp. 1761- 1762.
26 C.I.J., Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, Avis consultatif du 9 juillet 2004, §§ 156 et 159.
27 Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, arrêt du 22 septembre 2022, précité, § 307.
28 C.I.J., Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif du 25 février 2019, § 160.
29 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P, § 159.
30 Ibidem, § 164.
31 Accord sous forme d'échange de lettres entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc sur la modification des protocoles n° 1 et n° 4 de l'accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et le Royaume du Maroc, d'autre part, JOUE, L34/4, 6 février 2019.
32 Échange de lettres entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc accompagnant l'accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc, Lettre de l’Union, 14 janvier 2019, JOUE, L77/54, 20 mars 2019. La lettre du Maroc est formulée en des termes identiques.
33 Tribunal UE, arrêt du 29 septembre 2021, Front Polisario/Conseil, T-344/19 et T-356/19, §§ 315-317.
34 Ibidem, pp. 55-56, § 124.
35 CJUE, Conseil de l’Union européenne contre Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), affaire C‑104/16 P, arrêt du 21 décembre 2016, § 106.
36 Ibidem, § 105.
37 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C‑779/21 P et C‑799/21 P, §§ 170-171.
38 Ibidem, §§ 172-174.
39 Conclusions de l’Avocate générale Mme Tamara Ćapeta présentées le 21 mars 2024, Affaires jointes C-778/21 P et C-798/21 P, §§ 147-154.
40 Échange de lettres entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc accompagnant l'accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc, Lettre du Maroc, 14 janvier 2019, JOUE, L77/54, 20 mars 2019, et article 1er de l’accord.
41 Accord sous forme d'échange de lettres entre l'Union européenne et le Royaume du Maroc sur la modification des protocoles n° 1 et n° 4 de l'accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et le Royaume du Maroc, d'autre part, JOUE, L34/4, 6 février 2019.
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